L'Arménie est indirectement affectée par la guerre en Ukraine. Les pays occidentaux, qui sont principalement préoccupés par le front ukrainien, ne veulent pas disperser leurs ressources. Cependant, cela signifie qu'ils renoncent à défendre un équilibre juste entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, ce qui préoccupe Dominique Moisi.
Écrit par Dominique Moïsi, un expert en géopolitique qui travaille comme conseiller spécial à l'Institut Montaigne.
Comment peut-on comprendre la disparité entre l'attitude des Occidentaux lors de l'intervention au Kosovo il y a environ vingt-cinq ans et leur "inaction" dans le Caucase du Sud aujourd'hui ? Les scènes sont pourtant similaires, à la différence près que les réfugiés arméniens du Haut-Karabakh sont entassés dans des bus et des voitures, tandis que les réfugiés du Kosovo étaient entassés dans des trains.
Est-il suffisant de dire que les Arméniens du Haut-Karabakh sont indirectement touchés par la guerre en Ukraine pour expliquer ce décalage ? Cette guerre monopolise les ressources et l'attention de l'Occident, épuisant ainsi leur capacité à se soucier d'autres drames. Cependant, la réalité est bien plus complexe que cela.
Le Haut-Karabakh, qui s'est auto-proclamé République mais n'est pas reconnu par la communauté internationale en raison de la guerre avec les Azéris de 1988 à 1994, porte une part de responsabilité dans la tragédie vécue par ses habitants. Après leur victoire, qui a entraîné un important mouvement de réfugiés musulmans vers l'Azerbaïdjan, les dirigeants du Haut-Karabakh, encouragés par la faiblesse ou l'inconscience des dirigeants arméniens, ont cru pouvoir remplacer l'autonomie par l'indépendance. Trente ans plus tard, leur rêve s'est écroulé et la République du Haut-Karabakh n'existe plus.
Encore une fois, la puissance a triomphé de tout espoir de résolution pacifique. Les forces russes étaient censées garantir le maintien de la paix. On peut supposer que Moscou a donné son accord à Bakou, lorsque le président azéri a décidé, il y a quelques mois, d'imposer un blocus strict à la population du Haut-Karabakh. Avec la guerre en Ukraine, l'Azerbaïdjan est devenu la principale voie d'accès de la Russie vers le Sud. Moscou peut se présenter comme la "Troisième Rome" et mettre en avant son rôle de protecteur des chrétiens d'Orient et plus largement de l'église orthodoxe, mais en termes géopolitiques et géoéconomiques, l'Arménie chrétienne ne peut rivaliser avec l'Azerbaïdjan musulman.
Le récent accord conclu en Russie entre les deux parties en conflit ne signifie rien d'autre que la capitulation complète des forces du Haut-Karabakh, suite à leur défaite totale en moins de vingt-quatre heures.
Est-ce que ce qui vient de se passer au Caucase du Sud est simplement une autre étape vers un monde de plus en plus sauvage ? Ou est-ce plutôt une catastrophe inévitable compte tenu des circonstances régionales particulières ? Les Occidentaux espéraient probablement un accord similaire à celui qui a résolu les conflits balkaniques. Un accord qui aurait impliqué la présence de forces de maintien de la paix neutres, des tribunaux pour juger les crimes de guerre, une autonomie politique et une coexistence pacifique entre les parties. Mais malheureusement, ce scénario ne s'est pas réalisé. Ce qui s'est passé devant nos yeux est dramatique.
Afin de comprendre la situation, il est important de se rappeler de quelques faits historiques et, avant cela, de partir du principe que chaque partie impliquée – que ce soit en Ukraine, en Crimée ou au Moyen-Orient entre Israéliens et Palestiniens – a sa propre version des événements et une chronologie pour légitimer sa cause.
Comment peut-on qualifier de "séparatistes" ces Arméniens qui habitent sur la terre de leurs ancêtres et qui considèrent ce territoire comme le berceau de l'Arménie ? Comment peut-on les catégoriser ainsi ?
Comment peut-on qualifier de "séparatistes" ces Arméniens qui habitent sur la terre de leurs ancêtres et qui considèrent ce territoire comme le berceau de l'Arménie ? Il y a eu une présence chrétienne dans cette région depuis au moins le cinquième siècle, ce qui justifie sans aucun doute l'autonomie du Haut-Karabakh. C'est ce que les Bolchéviques ont fait en 1921 en accordant à la majorité arménienne de la province un statut d'autonomie au sein de l'Azerbaïdjan soviétique.
Après l'effondrement de l'URSS en 1991, un nouvel équilibre a été recherché afin de résoudre le conflit entre l'Azerbaïdjan qui revendique son intégrité territoriale et les Arméniens du Haut-Karabakh qui souhaitent maintenir leur autonomie, voire devenir indépendants ou être rattachés à l'Arménie. Il est important de savoir jusqu'où on peut aller sans aller trop loin. Les dirigeants de l'enclave arménienne ont également leur part de responsabilité en passant d'une revendication légitime d'autonomie à un irrédentisme beaucoup plus radical.
En 2017, la région a été renommée "Artsakh", un nom arménien ancien, ce qui a donné des excuses supplémentaires à l'Azerbaïdjan et à son président. En réintégrant la province à majorité arménienne dans son pays, le président renforce son pouvoir déjà autoritaire. Il n'a aucune raison d'écouter les pressions de Washington et de Bruxelles s'il n'écoute déjà personne chez lui.
Est-ce que l'Azerbaïdjan s'arrêtera là ou continuera-t-il à profiter de sa position avantageuse ? Dans le monde occidental, le parti de l'abstention (ou de l'indifférence) a remporté la victoire. La Russie de Poutine et la Turquie d'Erdogan gagnent du terrain dans le Caucase aux côtés de l'Azerbaïdjan.
Des erreurs de calcul
L'Arménie pourrait devenir un nouvel enjeu du conflit, et elle est contrainte de se rapprocher de l'Union européenne. Cependant, cela dépendra de l'Europe qui, ces derniers temps, dépend de plus en plus de l'Azerbaïdjan pour le gaz depuis le début de la guerre en Ukraine, et de sa volonté de l'accueillir favorablement.
Certains pays ont des géographies et des histoires plus difficiles et tragiques que d'autres. De plus, ils ne sont pas toujours dirigés par des leaders à la hauteur des défis auxquels ils font face. Certains pays connaissent des conditions géographiques et historiques plus difficiles et tragiques que d'autres. De plus, ils ne sont pas toujours gouvernés par des dirigeants à la hauteur des défis qui se présentent à eux.
Au début du 21e siècle, l'Arménie connaît malheureusement une situation similaire à celle de la Pologne à la fin du 18e siècle. Entre 1770 et 1795, la Pologne a été progressivement réduite à néant à trois reprises, en raison de l'appétit croissant de ses puissants voisins, à savoir la Russie (encore une fois), l'Autriche et la Prusse.
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En un peu plus de trente ans, les habitants du Haut-Karabakh ont connu un changement radical de sentiments, passant de l'euphorie de la victoire à l'amertume de la défaite. L'Arménie, trahie par la Russie et abandonnée par les pays occidentaux, est devenue un simple pion dans les intérêts de la Turquie, tandis que son voisin azéri cherche à exercer sa puissance. Certains pays ont une géographie et une histoire particulièrement difficiles et tragiques, et parfois leurs dirigeants ne sont pas à la hauteur des enjeux.
Le Haut-Karabakh a disparu et il est essentiel d'empêcher que l'Arménie subisse le même sort. Le conflit en Ukraine a ouvert la porte à l'utilisation de la violence comme solution, tant en Europe qu'aux alentours, qu'ils soient proches ou éloignés.
Dominique Moisi est un spécialiste de géopolitique.
Dominique Moïsi est un
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